CHAPITRE 3
Dahlia était coincée sous cet homme inconnu, les vêtements gorgés d’eau, la poitrine comprimée et brûlante, tandis que le sol tremblait sous l’effet de l’horrible explosion. Le corps de l’homme étouffa le bruit, mais elle savait que sa maison, son seul refuge, avait disparu à tout jamais. Dans le ciel, les oiseaux poussaient des cris de protestation, et le chaos s’était emparé de l’île, mais au plus profond d’elle-même, elle ressentait un calme absolu. L’œil du cyclone. Dahlia inspira et commença à se débattre et tenter de repousser le corps musclé. Elle avait l’impression de s’attaquer à un gigantesque tronc d’arbre.
— Vous êtes en danger, vous ne pouvez pas rester avec moi.
La voix de Dahlia était teintée de désespoir. Elle n’arrivait pas à se dégager de lui et n’avait aucun moyen de lui faire comprendre le danger qu’il courait. Pas plus qu’elle-même ne le comprenait d’ailleurs, elle qui, pourtant, vivait avec ce danger chaque jour de sa vie. L’énergie de l’explosion la submergeait, l’emplissait, se mélangeait à son chagrin et à sa propre colère. Elle ne pouvait plus la contenir, et tout ce qui se trouvait près d’elle s’exposait à un redoutable péril.
— Nous sommes sauvés, dit-il d’une voix apaisante, étonnamment calme.
Son ton posé surprit la jeune femme et la toucha. L’espace d’une seconde, l’énergie sembla s’interrompre, suspendre son tourbillon sauvage, puis la pression reprit de plus belle.
— Non, pas vous. Éloignez-vous de moi avant que je vous fasse du mal.
Elle appuya de toutes ses forces sur son torse pour qu’il se relève. Elle commençait déjà à émettre une chaleur qui les enveloppait tous les deux et qui emplissait l’air ambiant d’une substance surnaturelle. Maléfique. Dahlia faisait tout pour la contenir.
La poitrine de l’homme fut secouée de petits tremblements, et Dahlia mit quelques secondes à comprendre qu’il riait de son inquiétude.
— Ne faites pas l’idiot, siffla-t-elle. Poussez-vous de là tout de suite.
Il était en train de rire. Quel imbécile ! Elle faisait tout son possible pour sauver son insignifiante vie, et il se moquait d’elle. Elle avait essayé de le ménager, mais il ne méritait pas qu’elle se préoccupe de lui. Elle enfonça fermement ses pouces dans les points de pression au-dessus de l’entrejambe. L’homme en eut le souffle coupé et il enserra les poignets de la jeune femme dans ses mains comme dans deux étaux.
— Je ne vous veux aucun mal, Dahlia. J’essaie de vous sauver la vie.
Il ne riait plus. Plus du tout. Le ton de sa voix la fit frissonner. Peut-être s’était-elle trompée sur la source de son hilarité. Il ne semblait pas être homme à rire souvent.
— C’est moi qui essaie de vous sauver la vie, répliqua-t-elle à voix basse, sans pouvoir réprimer une pointe de désespoir. Je ne peux pas vous expliquer ce qui va se passer, mais vous devez me croire. Si vous ne vous éloignez pas de moi sur-le-champ, vous courrez un terrible danger.
L’homme avait détourné les yeux pour contempler la maison en ruine. Son regard était en perpétuel mouvement. Il observait les alentours, le vol des oiseaux et des chauves-souris, en fait à peu près tout sauf elle. Enfin, il la dévisagea pour la première fois et plongea ses yeux noirs dans les siens. Dahlia se sentit reculer sous l’impact. Ses yeux étaient durs. Pénétrants. Profonds. Elle ne pouvait rien lire sur son visage, mais le regard de l’inconnu semblait la brûler vive. Il se redressa d’un mouvement souple et la releva en même temps que lui.
— Vous avez peur de l’énergie que vous générez, n’est-ce pas ?
Elle ne générait pas vraiment d’énergie, mais comment lui expliquer l’inexplicable ? C’était l’énergie qui venait à elle. Qui était attirée comme par un aimant. Qui se précipitait sur elle. Jamais Dahlia n’avait éprouvé de sentiments de chagrin ou de colère aussi aigus. Cela aurait suffi à représenter un danger pour quiconque se trouvait à côté d’elle, mais avec la violence de la mort, avec les explosions et les flammes, l’énergie était beaucoup trop puissante pour qu’elle parvienne à la contenir. Elle était volatile. Instable. Elle risquait à tout moment d’exploser en une boule de feu qui détruirait tout ce qui l’entourait.
Dahlia s’éloigna autant que possible de l’homme, car elle sentait l’énergie tourbillonner rageusement, exigeant d’être consumée. Lorsqu’elle céda enfin, le maelström de chaleur l’enveloppa et la brûla de l’intérieur. Elle ne pouvait plus parler, plus respirer, plus rien faire. La chaleur brute crépitait dans l’air, le rendant électrique. Elle voulait lui crier de s’enfuir, de sauver sa vie. Elle ne supportait pas l’idée d’être responsable d’une mort supplémentaire, mais il resta immobile en la regardant de ses yeux glacés.
Il s’approcha lentement d’elle jusqu’à ce que leurs peaux se frôlent.
— Regardez-moi, Dahlia. N’ayez pas peur de ce qui va m’arriver. Gardez les yeux braqués sur moi.
Son ton était toujours le même. Aussi calme et paisible que la surface d’un lac.
À l’instant même où il la serra contre elle, la température baissa. L’énergie se figea. Les poumons de la jeune femme recommencèrent à fonctionner normalement. Elle se surprit à lever les yeux vers les siens, noirs et profonds. Des yeux glacés, qui refroidissaient sa peau et dissipaient l’énergie. Dahlia inspira.
— Qui êtes-vous ?
— Nicolas Trevane. Je suis un GhostWalker, comme vous.
Elle avait envie de s’éloigner de lui, mais n’osait pas. Il emmagasinait l’énergie, ou plus exactement, il calmait la fureur des répercussions de la violence. Elle n’y était jamais parvenue malgré tous ses efforts. Elle pouvait la canaliser, la pointer dans la direction voulue, mais ne pouvait pas la désamorcer. Ses mots lui firent dresser l’oreille. Elle voulait… elle devait en savoir plus.
— Je n’ai jamais entendu ce terme.
— Je sais. Continuez à me regarder. Respirez à mon rythme. Trouvez votre point d’équilibre. Imaginez une mare. N’essayez pas de la contrôler ; laissez l’eau absorber le gros de l’énergie. Les vagues auront beau s’élever de plus en plus haut, vos murailles les empêcheront de passer. Visualisez cela, Dahlia.
— Comment connaissez-vous mon nom ?
— Faites cela pour moi, et ensuite nous parlerons. Ils vont revenir. Ils savent que vous êtes là et ne repartiront pas sans avoir tenté de vous éliminer. Ce sont des professionnels, équipés d’armes à très longue portée. Nous devons nous déplacer rapidement, et il faut donc que vous évacuiez l’énergie pour ne pas être malade.
« Malade » n’était pas le terme qu’elle aurait choisi. La surcharge de violence la paralysait. Seule la présence de Nicolas lui permettait d’éviter la crise et l’évanouissement. Elle connaissait son corps, elle savait ce qu’il pouvait supporter, et avait largement dépassé la limite.
Nicolas lui prit la main. Prise de panique, elle la lui retira immédiatement avant de se frotter la paume sur son jean pour faire partir le fourmillement.
— Ne me touchez pas. Personne ne me touche jamais.
— Moi non plus. Excusez-moi, j’aurais dû vous prévenir de mes intentions.
Son ton était très patient, et Dahlia avait l’impression d’être une enfant désespérée.
— Je veux que vous sentiez les battements de mon cœur, reprit-il. Nous devons ralentir les vôtres. Je sais que vous n’avez aucune raison de me faire confiance, Dahlia, mais si nous ne reprenons pas la situation en main, nous allons devoir nous battre pour nous échapper d’ici, et ils sont plus nombreux et mieux armés que nous.
Alors qu’il plongeait ses yeux dans les immenses prunelles noires de Dahlia, Nicolas eut l’impression de tomber dans un labyrinthe, dans un piège, dans un lieu plus profond et plus magnifique que tous ceux qu’il avait découverts au cours de ses pérégrinations. Le corps menu de la jeune femme contenait une puissance immense. Il la sentait tourbillonner entre eux, il la percevait en elle. Dahlia Le Blanc était une boule d’énergie.
Il lui prit de nouveau la main, lentement cette fois, avec douceur, pour lui laisser le temps de s’y habituer. Ses doigts glissèrent sur sa peau, presque en une caresse. Dahlia riva ses yeux sur les siens et sentit son corps réagir en frissonnant et en s’agitant. Il maintint le contact visuel et l’empêcha de détourner les yeux tandis qu’il portait sa paume à son cœur.
— Nous faisons tous partie de l’univers. Chacun d’entre nous partage son énergie. Ralentissez votre rythme cardiaque. Pensez-y, concentrez-vous dessus.
Dahlia déglutit et leva de nouveau les yeux vers lui, fascinée malgré elle par le jeu des muscles sous sa chemise. Par les battements de son cœur, lents et réguliers. Par la tiédeur de sa peau. La chaleur était omniprésente autour d’eux. Elle enflait en elle comme un volcan. Mais elle était également étonnée par la manière dont il repoussait l’énergie violente.
— J’ai déjà essayé la méditation, ça ne fonctionne pas avec moi. L’énergie me dévore. Elle grossit en moi comme une force. Je l’attire, comme un aimant attire le métal. Et ensuite, je n’arrive pas à la contenir, et je sème la désolation autour de moi.
— Mais vous pouvez exploiter cette énergie, n’est-ce pas ?
Nicolas conservait une voix très calme. Le temps commençait à leur manquer. Il fallait qu’elle reprenne le contrôle d’elle-même pour qu’ils puissent s’enfuir rapidement. Au moins, elle l’écoutait. C’était probablement dû à l’état de choc dans lequel elle se trouvait, à son chagrin et à l’immense surprise d’avoir rencontré quelqu’un capable de contenir l’énergie à sa place.
— Pas dans ces conditions. Il y en a trop, et elle est trop puissante. C’est elle qui me trouve, je ne l’attire pas volontairement. Elle provient d’une source extérieure. Elle est générée par des actions. Des émotions. Mais qu’est-ce que cela peut bien faire ? J’ai étudié la méditation, la philosophie orientale, mais rien ne semble en mesure de la contrôler. Elle se dissipe toujours d’elle-même.
Pourquoi l’écoutait-elle ? Pourquoi le laissait-elle la toucher ? Elle se sentait presque hypnotisée. Pendant ce temps, l’énergie bouillonnait et attendait, tel un horrible monstre à l’affût de sa proie.
Nicolas Trevane exerçait sur elle un étrange effet d’attraction et de répulsion. Elle ne restait jamais très longtemps en compagnie des gens, et commençait déjà à ne plus supporter sa présence. Elle se sentait mal, la tête lui tournait, elle était submergée par le chagrin et craignait pour la sécurité de son sauveur inconnu. Et pourtant, il maîtrisait l’énergie. Elle percevait sa puissance, beaucoup plus subtile que la force brute qu’elle détenait, mais néanmoins immense. De plus, elle ne pouvait détourner les yeux de l’intensité de son regard, en dépit de tous ses efforts et de toute sa volonté.
— S’il existe un moyen pour que vous puissiez dissiper l’énergie, Dahlia, nous le trouverons ensemble. L’énergie, même violente, peut être dirigée.
Nicolas voyait qu’elle était à bout. Le chagrin semblait s’être emparé de son corps et lui interdire toute pensée rationnelle.
— En êtes-vous capable ?
Elle ne lui faisait pas vraiment confiance. Elle n’avait d’ailleurs confiance en personne. Ni en Jesse, ni même en Milly ou Bernadette, mais cela ne l’avait pas empêchée de les aimer. Elle se sentait perdue et seule, sans la moindre idée de ce qu’elle devait faire, mais Trevane avait quelque chose de rassurant. Son calme, peut-être. Ou bien la puissance qu’il semblait manier avec une telle aisance.
— Nous en sommes tous capables. Faites ce que je vous dis.
Nicolas ne laissa pas paraître son anxiété dans sa voix. Il ressentait des picotements, ce qui était le signe d’ennuis imminents. Les tueurs devaient certainement s’être mis à leur recherche et arriveraient de toutes les directions. Il y aurait à nouveau de la violence et des morts avant qu’il parvienne à la mettre en sécurité.
Dahlia lui obéit, incapable de rien faire d’autre. Elle se concentra sur la respiration de Nicolas. Écouta le son de sa voix, le timbre profond, captivant et doux comme du velours, presque hypnotique. Il forma l’image d’un étang limpide et profond dans l’esprit de la jeune femme. Les vagues s’y déchaînaient avec une sauvagerie incontrôlable et s’élevaient très haut dans l’espoir de s’échapper, mais Nicolas faisait monter les digues de l’étang toujours plus haut.
Dahlia se sentait mieux, mais savait que la lutte était sans espoir. L’énergie était vivante et cherchait une cible. Trevane parvenait à la contenir entre les digues de l’étang, mais sa puissance grossissait tandis qu’elle cherchait inlassablement à blesser quelqu’un.
— Ce n’est pas vrai. L’énergie n’est pas vivante, Dahlia. Elle porte peut-être en elle le contrecoup de la violence, mais elle n’a pas de personnalité. Elle a besoin d’une échappatoire, comme de l’eau qui chauffe dans une bouilloire. Nous devons simplement la lui offrir.
— Vous lisez dans mes pensées ?
Une idée terrifiante. Ses pensées n’étaient pas adaptées à être révélées au premier venu.
— Je vous expliquerai plus tard. (Nicolas eut soudain la chair de poule.) Nous avons des ennuis, Dahlia. Nous sommes traqués. Si vous voulez vivre, vous allez devoir me faire confiance pour que je vous sorte d’ici.
Dahlia étudia le visage de Nicolas, comme pour le jauger. Évaluer les choix qui se présentaient à elle. Elle le fit lentement, avec assiduité.
— Vous êtes un tueur.
Elle prononça ces mots de manière crue. Sans rien faire pour les adoucir.
Nicolas ne broncha pas. Ne détourna pas les yeux. Il planta fermement son regard dans celui de la jeune femme. Elle y vit de la glace. La distance qui le séparait du reste du monde. Il n’avait aucune intention de s’excuser pour ce qu’il faisait.
— Oui.
Si elle avait envie de le traiter de tueur, il l’accepterait. Si elle voulait vivre, elle allait devoir faire avec.
— Pourquoi risqueriez-vous votre vie pour sauver la mienne ?
— Quelle différence cela fait-il ? Ce n’est pas le moment de faire la causette. Finissons-en et partons d’ici.
— Je n’avais pas l’impression de faire la causette. Pas pour ma part, en tout cas.
Il avait envie de jurer… et ce n’était pas dans ses habitudes. Elle le regardait avec ses immenses yeux noirs, et sa beauté asiatique le troublait au plus profond de lui-même. Il y avait quelque chose en elle qu’il ne parvenait pas à cerner, quelque chose d’important, d’insaisissable, qui flottait dans son esprit mais refusait de se laisser prendre. Quelque chose qui avait à avoir avec les sentiments. La gestion des émotions était le point faible de Nicolas.
Il expira lentement, bien déterminé à ne pas céder à l’énervement. Il devait faire en sorte qu’ils restent tous les deux en vie, c’était tout ce qui comptait.
— Concentrez-vous sur autre chose que nous. Voyez cette énergie comme de la TNT. Un objet que vous faites exploser. Dirigez-la sur une zone précise.
Elle secoua la tête. Son cœur battait peut-être au même rythme que le sien, mais ses poumons étaient vides d’oxygène, car l’énergie qui voulait sortir l’étouffait.
— Je n’y arrive pas.
— Concentrez-vous là-dessus. (Il lui désigna le marécage, à plusieurs centaines de mètres de là.) Imaginez l’énergie comme une flèche. Vous l’envoyez là-bas. Visualisez une cible, visez le plus près possible du centre et envoyez l’énergie dessus.
— Elle va tout faire brûler.
— Il n’y a pas grand-chose à brûler.
Nicolas tournait sans cesse la tête pour examiner les alentours. D’instinct, il s’était accroupi et l’avait entraînée avec lui pour qu’ils soient mieux cachés par les arbres et les buissons.
— Allez-y.
Cette fois-ci, il avait parlé d’un ton dur et autoritaire. Ils n’avaient plus le temps. Il ne lui dit pas qu’il avait aperçu des ombres en mouvement dans le marécage.
Dahlia fit une rapide prière pour que cela fonctionne. Elle regarda au loin dans la nuit, regrettant que la lune ne cesse de se cacher derrière les nuages, ce qui l’empêchait de focaliser son attention. Elle sentait la force de l’énergie qui coulait en elle. Et elle sentait autre chose. Nicolas Trevane. Sa force, sa détermination. Sa concentration.
L’énergie jaillit hors d’elle, puissante et terrible, dans un tourbillon déchaîné qui fonça vers le marécage. La nuit s’illumina de flammes, et les alentours prirent une teinte rougeoyante qui tournait au bleu sombre sous l’effet de la combustion. Des cris retentirent dans la nuit, horribles, remplis de souffrance. Ils furent suivis de coups de feu qui déchirèrent les ténèbres, telles des abeilles rouges fusant des marais.
Nicolas entendit un bruit sourd.
— Grenade.
Il aurait reconnu le bruit d’un M203 entre mille. Leur situation devenait critique.
Dahlia s’éloignait de lui à reculons, une expression horrifiée sur le visage. Nicolas saisit son corps menu et le plaqua dans la boue en se couchant sur elle. La grenade explosa quelque part derrière eux en détruisant tout ce qui l’entourait. La puissance de la détonation souffla au-dessus d’eux. Nicolas se remit debout sans attendre, relevant Dahlia en même temps, puis se précipita vers l’intérieur de l’île pour s’éloigner de l’eau.
— Allez vers l’ouest, dit Dahlia. (Elle gardait la tête baissée dans le chaos ambiant.) Le terrain y est plus ferme et nous pourrons aller plus vite.
Elle avait le ventre tout retourné, mais, Dieu merci, son esprit était engourdi. Le contrecoup de l’énergie était déjà à ses trousses, mais cela n’avait aucune importance. Plus rien ne comptait. Elle essayait simplement de garder son cerveau en état de marche jusqu’à ce qu’elle puisse se ressaisir. Si elle laissait l’énergie l’envahir trop rapidement, elle n’aurait plus aucun espoir, et Nicolas mourrait peut-être lui aussi.
— Nous allons devoir entrer dans l’eau, Dahlia.
Il voulait la préparer à cette idée. Le bayou était le paradis des alligators et des serpents. Il devait savoir si elle allait rechigner. Il entendit à nouveau le tir d’une grenade et projeta Dahlia au sol. Elle ne protesta pas et se laissa faire sans résister. Il ne pouvait rien espérer de mieux vu les circonstances. L’explosion retentit sur leur gauche, non loin d’eux.
Nicolas ne se posait jamais de questions. Il prenait ses décisions rapidement lorsqu’il s’agissait de vie ou de mort et ne voyait pas l’utilité de gamberger. Même s’il savait que c’était inutile, voire préjudiciable, il se surprit à regretter d’avoir utilisé les capacités de Dahlia contre leurs ennemis. Elle était d’une pâleur inconcevable, et ses yeux semblaient démesurés. Son corps tremblait sous le sien et elle grimaçait en tentant de se soustraire à son contact chaque fois qu’il la plaquait au sol pour éviter l’explosion des grenades.
Il tenta de se persuader que cela était dû au choc de la perte de sa maison et des gens qu’elle aimait, mais il savait qu’il y avait autre chose. De toute évidence, le fait d’avoir fait du mal à leurs agresseurs commençait à avoir des répercussions sur elle. Elle forçait son corps à bouger pour ne pas le ralentir, mais elle souffrait, et il en était responsable. C’était le gros problème des GhostWalkers, un problème insoluble. Ils évoluaient en territoire inconnu. Le contrecoup de leurs pouvoirs psychiques était énorme. Le plus souvent, ils ne savaient pas ce qui allait se produire jusqu’à ce que les séquelles de leurs actions leur tombent dessus.
Dahlia était une GhostWalker, avec tous les dons extraordinaires et, malheureusement, toutes les sinistres conséquences que cela supposait. Elle était dangereuse, peut-être même plus que ce qu’ils avaient cru jusque-là, mais pas par nature. Le danger venait de l’énergie qu’elle attirait et qui s’engouffrait en elle comme si son corps n’était qu’un récipient vide prêt à l’accueillir. L’énergie qu’elle ne pouvait emmagasiner flottait autour d’elle et ne lui laissait pas un instant de répit. Il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’elle mène une vie aussi solitaire.
Nicolas l’entraîna tout d’abord vers l’intérieur en restant sur la terre ferme à l’ouest de l’île, comme elle le lui avait indiqué, puis commença à se diriger vers le rivage. Ils devaient fuir dans le bayou. Ils pouvaient jouer à cache-cache pendant quelque temps, mais s’ils restaient sur l’île, ils finiraient par se faire prendre. Nicolas était sûr que les abords de l’île seraient gardés plus attentivement, mais leurs adversaires avaient beaucoup de terrain à couvrir, et ils avaient déjà perdu quelques éléments.
— Dahlia, pouvez-vous tenir jusqu’à ce que nous ayons quitté l’île ? demanda-t-il, plus pour conserver son attention que par réel intérêt pour la réponse.
Elle s’arrêta brutalement de courir, s’appuya sur un genou et vomit violemment. Sa peau se couvrit de gouttes de sueur qui n’étaient pas dues à la chaleur. Elle le regarda et hocha la tête.
— J’y arriverai.
Il éprouvait un désir insensé de la serrer très fort dans ses bras. Elle avait du cran et il était sûr de pouvoir compter sur elle une fois qu’ils seraient dans l’eau.
— Ne vous éloignez pas de moi. Si je reste près de vous, vous réussirez peut-être à maintenir l’énergie à distance.
Dahlia grimaça en entendant une nouvelle explosion de grenade. Elle se baissa alors que Nicolas la poussait au sol. Elle jeta un coup d’œil prudent aux alentours.
— On dirait que la terre entière est en feu. Vous pensez vraiment qu’on réussira à s’en sortir ?
Sa vision était brouillée et elle éprouvait une douleur insoutenable dans la tête, mais elle était déterminée à continuer jusqu’au bout de ses forces. Plus elle restait proche de Nicolas et plus il lui était facile de supporter le fardeau de l’énergie que lui envoyaient les grenades.
Nicolas lui tendit sa gourde et l’encouragea à boire.
— Nous y arriverons, la rassura-t-il. Mais l’île grouille d’ennemis. (Il reprit la gourde et tira une chemise de son sac.) Enfilez ceci. Les manches vous couvriront les bras et vous vous fondrez mieux dans le paysage. Je vais également noircir votre visage. Il va falloir ruser un peu si nous voulons leur échapper.
Dahlia s’enfonça dans le marécage. La majeure partie de l’île était spongieuse. Même les chasseurs et les trappeurs préféraient l’éviter. La partie centrale avait été surélevée grâce à un apport de terre pour former une zone propice à la construction du sanatorium. Dahlia n’avait jamais posé de questions, mais elle avait déjà entendu Milly et Bernadette discuter des crues qui suivaient les fortes pluies. Elles critiquaient également le fait d’avoir bâti une maison sur cette île alors qu’elles auraient eu suffisamment d’argent pour s’installer à n’importe quel autre endroit du globe, et, pire encore, de ne pas l’avoir construite sur pilotis. L’un des plus grands dangers était que la mince couche de terre s’affaisse et que la maison s’écroule dans le marécage. Les entonnoirs étaient monnaie courante sur l’île et les seuls endroits véritablement sûrs étaient la piste qui menait à la maison et le terrain artificiel qui l’entourait. Dahlia comprit d’un seul coup qu’elle avait été construite ainsi dans un but bien précis.
— Avaient-ils l’intention de me tuer depuis le début ?
Elle était trempée, mais elle enfila tout de même sa chemise par-dessus ses propres vêtements. Celle-ci était beaucoup trop grande et elle dut en nouer les extrémités autour de ses hanches.
— À mon avis, oui, une fois que le secret de votre existence aurait été percé, ou que vous ne leur auriez plus été d’aucune utilité, répondit-il honnêtement.
Il ne la regardait pas et maintenait les yeux rivés sur l’obscurité ambiante, son fusil dans les mains.
— Cela fait plusieurs années que j’ai des doutes quant à ma situation. J’ai commencé à poser des questions à Jesse, auxquelles il ne voulait ou ne pouvait pas répondre.
Elle se força à rester immobile tandis que Nicolas lui noircissait le visage à l’aide d’un tube qu’il avait sorti de son sac. Elle le regarda, les yeux très sérieux.
— Qui sont-ils ? Pourquoi veulent-ils me tuer ?
— Ils ont suivi un entraînement militaire, mais je pense que ce sont des mercenaires. Aucune unité de combat ne ferait cela. Pour quelle agence travaillez-vous ?
Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, il plaqua la main contre sa bouche, la poussa contre un tronc et la força à se baisser pour rester dans l’ombre de l’arbre. Il la regarda droit dans les yeux, retira lentement sa main et leva trois doigts. Elle hocha la tête pour lui indiquer qu’elle avait compris et la tourna aussi lentement que possible dans la direction où pointait son fusil. Elle remarqua la fermeté de ses mains et la glace de son regard. Dahlia ne parvenait pas à refréner les frémissements qui la secouaient perpétuellement. Nicolas se tenait tout contre elle, immense, et la coinçait contre l’écorce de l’arbre. Elle avait honte de trembler comme une feuille alors que lui était si calme.
Tout autour d’eux, la végétation était en feu, dévorée par des flammes rousses qui montaient vers le ciel. Elles illuminaient les zones les plus proches et jetaient des ombres macabres sur les buissons et les arbres. Leur vigueur se reflétait dans les yeux de Nicolas. Le cœur de Dahlia fit un bond. Elle lui faisait confiance, et pourtant elle ne savait rien de lui. Elle n’avait rencontré personne possédant un niveau d’énergie aussi bas, mais néanmoins capable d’une violence aussi extrême. Un arc électrique semblait relier en permanence leurs deux corps. Elle sentit un étrange picotement dans les veines. La chaleur qui régnait entre eux était extrême… et effrayante.
Nicolas leva la main et appuya le visage de la jeune femme contre sa poitrine tout en lui caressant les cheveux pour tenter de la consoler. Il avait peur que son petit squelette d’oiseau se brise en mille morceaux si elle n’arrêtait pas de trembler. Il posa la tête sur la sienne et la maintint serrée alors que le monde brûlait autour d’eux et que leurs ennemis les traquaient. Il posa la bouche contre son oreille.
— Vous êtes prête ?
Dahlia hocha la tête. Elle n’était pas du tout sûre d’être prête, mais savait qu’elle n’avait pas d’autre choix si elle voulait vivre. Il posa un doigt sur ses lèvres pour lui signifier qu’il fallait désormais garder le silence, puis fit marcher ses doigts en l’air. Dahlia inspira profondément lorsqu’il commença à s’éloigner d’elle. Le répit face aux assauts de l’énergie avait été si total que la violence de la vague qui la heurta tout à coup faillit la mettre à genoux. Elle tendit la main vers Nicolas pour se rattraper. C’était la première fois qu’elle le touchait volontairement. Dès l’instant où elle posa les doigts sur lui, la pression se fit moins intense.
Nicolas prit les mains de Dahlia dans les siennes et pencha de nouveau la tête vers elle.
— Je peux vous porter, si cela peut vous aider.
Dahlia esquissa un sourire. L’espace d’un court instant, le terrible chagrin qui l’accablait s’allégea, et Nicolas entraperçut une Dahlia espiègle qu’il ne connaissait pas, et qui disparut presque instantanément.
— Si vous le pouvez, tenez-moi la main pendant que nous marchons. (Il lui en coûtait de lui demander cela, mais elle n’avait pas le choix.) Je peux porter votre sac à dos.
Nicolas ne se donna même pas la peine de répondre. Il noua ses doigts dans ceux de Dahlia et l’entraîna derrière lui en s’éloignant de la direction que les trois mercenaires venaient de prendre. Il fit un détour pour éviter le mur de flammes tout en se rapprochant lentement du canal engorgé par les roseaux. Ils arrivèrent devant une mare stagnante, et Nicolas n’hésita pas à y entrer, suivi par Dahlia. Insectes, oiseaux, serpents, lézards ou encore grenouilles, toute la faune de l’île se jetait elle aussi à l’eau, dans l’espoir d’échapper aux flammes. Nicolas surveillait les alentours par peur des alligators.
Quelque part derrière eux, des coups de feu éclatèrent.
— Des AK, identifia-t-il. Ils sont plutôt loin, donc ce n’est pas sur nous qu’ils tirent. Ou bien ils ont eu peur, ou bien ils sont tombés sur des alligators.
— L’île en est infestée, confirma Dahlia.
La lune ressortit de derrière les nuages. Nicolas s’arrêta brutalement et leva la tête, tous les sens en alerte. Dahlia garda le silence et attendit. S’il était bien une chose dont elle était certaine, c’était qu’il savait ce qu’il faisait. Elle se sentait bien plus en sécurité avec lui que sans. Lorsqu’il s’immobilisa tout à coup, sans plus bouger un seul muscle, elle l’imita. Elle se surprit à retenir son souffle, les doigts entremêlés aux siens. L’eau avait détrempé son jean, et un animal non identifié entra dans une jambe, mais elle ne bougea pas, essayant de percer les ténèbres du bayou.
Nicolas approcha la tête de la sienne.
— Quelqu’un nous traque.
Il lui murmura ces mots à l’oreille et son haleine chaude fit naître des fourmillements dans le ventre de la jeune femme.
— Ce n’est pas nouveau, répondit-elle en murmurant aussi.
— Quelqu’un comme moi.
Elle comprit ce que voulait dire Nicolas. Elle l’avait qualifié de tueur, et il venait de lui dire qu’un confrère était en train de les suivre dans le marais. Elle voulut lui demander comment il le savait, mais il lui fit signe de se taire et lui indiqua l’étroite berge menant vers le bayou. Elle sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Pas le moindre buisson. Quelques plantes éparses au ras du sol, mais aucun camouflage. S’ils choisissaient ce chemin pour atteindre le canal, ils seraient repérés immédiatement par ceux qui les prenaient peut-être en chasse.
Nicolas lui effleura le visage pour qu’elle tourne à nouveau les yeux vers lui. Dahlia, horrifiée, regardait la berge. Il aplatit la main et la fit glisser en avant pour lui indiquer qu’ils devraient ramper et imiter les mouvements d’un alligator se dirigeant vers l’eau.
Dahlia garda les yeux rivés sur leur objectif tandis que Nicolas plongeait presque entièrement dans le marais en maintenant son fusil juste au-dessus de l’eau. Elle remarqua un passage fréquenté par les alligators. Elle n’en avait pas peur, mais elle avait la sagesse de les respecter. S’enfoncer dans leur territoire lui semblait une solution radicale.
— Vous devez bien avoir caché un bateau quelque part ? On ne pourrait pas s’en servir pour s’échapper ?
Il secoua négativement la tête.
— Nous ne pouvons pas courir le risque qu’ils l’aient découvert. Si c’est le cas, ils y auront tendu un piège. Nous serons attendus. Mieux vaut agir de manière imprévisible.
Dahlia posa les mains sur son ventre tout retourné.
— J’imagine que vous n’avez pas d’affinité particulière avec les animaux ?
— J’ai bien peur que non, reconnut Nicolas tout en s’éloignant d’elle.
Il ne fit que deux pas, mais l’énergie en profita pour bondir sur la jeune femme tel un monstre affamé. Elle la prit par surprise, s’infiltra par les pores de sa peau et lui remplit l’estomac, au point que l’assaut la fit tituber. Tout en conservant son fusil au-dessus de l’eau, Nicolas tendit la main en arrière et l’attrapa par le col de sa chemise. Il l’attira contre lui, presque comme s’il pouvait sentir le malaise qui la gagnait. Il plaça la main de Dahlia sur sa taille et glissa ses doigts dans sa ceinture. Elle sentit ses jointures lui effleurer la peau.
Il était ridicule que cet infime contact avec Nicolas Trevane la trouble à ce point alors qu’elle se trouvait accroupie dans de l’eau boueuse au beau milieu d’un incendie, que sa maison n’était plus qu’un tas de cendres, que son monde s’était écroulé, que sa famille était morte et qu’ils étaient traqués par un tueur. Dahlia retira vivement la main, choquée par cette pensée furtive, par sa soudaine prise de conscience que Nicolas n’était pas un simple être humain, mais bien un homme. Elle fut prise du désir soudain de courir se cacher loin de lui. Elle n’appartenait pas au monde des hommes. Plus rien ne comptait pour elle.
— Dahlia. (Il prononça son nom avec douceur, d’une voix tout en délicatesse.) Ne vous laissez pas aller à la panique. Nous y sommes presque. Vous pouvez y arriver.
Honteuse, elle se rendit compte qu’elle reculait en secouant la tête comme une enfant. Elle força son cerveau à se remettre en marche et hocha la tête pour lui indiquer qu’elle s’était ressaisie. Elle n’avait aucune idée de ce qui s’était passé. Tout ce qu’elle savait, c’était que, dès qu’ils seraient en sécurité, elle s’éloignerait autant que possible de Nicolas Trevane. Pour tenir les violents tourbillons d’énergie à distance, elle posa une main sur le dos du sniper et s’abstint de toute pensée embarrassante.
Ils progressèrent lentement dans l’eau, restant au ras de la surface et avançant avec prudence pour ne pas faire d’éclaboussures. À l’approche de la rive, Nicolas se hissa sur le sol marécageux et commença à ramper, centimètre par centimètre, jusqu’à la terre ferme. Dahlia déglutit machinalement avant de l’imiter. Elle n’avait aucun moyen de garder le contact physique avec Nicolas tandis qu’elle avançait ventre à terre dans la vase vers l’endroit où les alligators se glissaient dans le bayou. La nausée s’empara à nouveau d’elle, lui brûlant le corps et lui ravageant le crâne. Des points blancs dansaient devant ses yeux. Elle se mordit la lèvre avec vigueur pour ne pas perdre connaissance.
Nicolas savait qu’ils étaient entièrement exposés pendant qu’ils progressaient péniblement sur ce terrain découvert. Évoluer sans camouflage demandait beaucoup de patience. Le réflexe naturel était de courir pour se retrouver rapidement à couvert, mais les mouvements brusques attiraient inévitablement le regard. Il avait délibérément choisi cet endroit pour quitter l’île car leurs ennemis ne s’attendraient pas à ce qu’ils passent par là.
Derrière lui, il entendait la respiration difficile de Dahlia. La chaleur miroitait autour d’elle en vagues d’énergie si puissantes qu’il les sentait l’assaillir. À présent qu’il était réglé sur la même fréquence qu’elle, il pouvait percevoir son épuisement et il comprit qu’elle arrivait à la limite de son endurance. Cela ne l’empêchait pas de le suivre en progressant lentement dans la vase, puis sur la terre ferme avant d’atteindre le bayou. Le respect qu’il éprouvait pour elle augmenta. Elle ne se plaignait pas malgré tous les malheurs qu’elle venait de subir.
Elle émit un petit bruit étranglé. Il savait qu’elle luttait contre les vagues de nausée qui s’acharnaient sur elle. Il respira profondément, remplissant et vidant ses poumons pour essayer de l’aider. Il se glissa dans l’eau du canal en gardant son fusil au-dessus de la tête et en se servant de ses jambes pour maintenir ses épaules hors de l’eau. Il se retourna pour attendre la jeune femme. Il n’allait plus pouvoir conserver son arme au sec, mais, tant qu’ils n’étaient pas en sécurité, son fusil était un outil trop précieux pour être sacrifié.
Dahlia entra dans l’eau. Le fait qu’il l’attende la réconfortait quelque peu. Dans le noir, le visage zébré de Nicolas aurait dû lui paraître effrayant, mais en le regardant, elle ne ressentait que du soulagement. Elle lui toucha le bras, avide de ce contact, tout en essayant de ravaler la bile qui lui montait dans la gorge.
— Il y a une petite île complètement déserte que nous pouvons atteindre à la nage, dit-elle en pointant la direction du doigt. Elle n’est pas loin et nous y trouverons un petit bateau. Je connais l’emplacement d’une cabane de trappeur où nous pourrons nous cacher, quelques kilomètres plus loin.
Nicolas hocha la tête et fit la planche en laissant la plus grande partie de son corps s’immerger. Il se propulsa en effectuant des mouvements de brasse avec les jambes, de manière qu’aucun bruit ne vienne perturber le silence de la nuit. Dahlia l’imita. Elle se retourna sur le dos et leva les yeux vers le ciel empli de fumée, avant de les tourner vers l’île en feu. Tout semblait brûler. Sa vision se troubla et elle cligna des yeux pour refouler ses larmes.
Nicolas évoluait dans l’eau sans le moindre bruit. Malgré la difficulté de maintenir son fusil hors de l’eau, il avançait avec efficacité, comme s’il avait une grande habitude de cette technique. Dahlia fit de son mieux pour nager en silence et ressembler à un tronc flottant. Elle créa quelques remous, mais elle se sentait trop mal pour s’en soucier.
— Encore un petit effort, l’encouragea-t-il. Vous vous débrouillez très bien.
— Vous savez qu’il y a des serpents dans le bayou, n’est-ce pas ?
— Ça vaut toujours mieux que des balles. On va y arriver, Dahlia.
Ils se trouvaient désormais au milieu du canal. Nicolas voulait s’éloigner encore plus de l’île, au cas où la lune ressortirait de derrière les nuages. Dahlia avait les traits tirés d’épuisement. Sa respiration était hachée. Il remarqua qu’elle nageait de plus en plus maladroitement à mesure qu’ils avançaient dans l’eau.
— Ne baissez pas les bras, lui dit-il, volontairement provocateur, car il se doutait que Dahlia n’était pas du genre à abandonner.
Elle voulut lui lancer un regard noir, mais n’en trouva pas la force. Elle devait mobiliser toute son autodiscipline pour se forcer à avancer. Elle le suivit alors qu’il traversait le canal pour s’enfoncer dans un bras envahi par les roseaux. Dahlia perdit la mesure du temps. L’eau l’aidait à dissiper l’énergie qui l’entourait, mais elle n’osait pas laisser s’échapper toute celle qu’elle abritait en elle de peur de trahir leur position. Les remous de son estomac l’aidaient à rester éveillée.
Au bout d’un moment, elle eut l’impression d’être prisonnière d’un cauchemar, et de lutter pour se réveiller. Elle se laissa dériver, fermant les yeux de temps en temps et essayant de ne pas penser à la vision de Milly et de Bernadette, couchées sans vie sur le sol de la maison. Avaient-elles souffert ? Avaient-elles eu peur ? Dahlia n’avait eu que deux petites heures de retard. Elle était presque toujours ponctuelle, mais les choses ne s’étaient pas exactement déroulées comme prévu. Si elle était revenue plus tôt, aurait-elle pu empêcher la mort de ses deux amies et l’incendie de sa maison ? Et Jesse. Il avait hurlé de douleur. Cela avait été atroce à entendre et à voir. Elle n’avait pas pu empêcher ses ravisseurs de l’emmener. Elle lui avait fait une promesse et comptait bien la tenir. Elle le retrouverait, et s’il était encore en vie, elle le ramènerait.
Dahlia était persuadée de nager, d’avancer dans l’eau, mais soudain Nicolas la souleva par le col et elle se retrouva en train de s’étrangler, à moitié asphyxiée. Elle tenta de le repousser, mais ses bras ne lui obéissaient plus et pendaient mollement le long de son corps.
— Je me noie.
— Non, vous vous endormez.
Sa voix était toujours la même, calme et douce, et si énervante que Dahlia avait envie de hurler. Elle commençait à le croire dénué de la moindre émotion. Cela rendait encore plus insoutenable la faiblesse dont elle faisait preuve devant lui. Il n’essayait pas de lui faire sentir qu’il lui était supérieur, mais elle le devinait néanmoins.
— Continuez. Je vous rattrape.
Elle allait flotter. S’allonger sur l’eau et flotter. Si un alligator voulait en faire son petit en-cas du soir, il serait le bienvenu, et elle espérait que l’énergie qui s’était accumulée en elle et qui faisait tant d’efforts pour sortir serait l’instrument de sa vengeance.
Nicolas renonça à garder son arme au sec. Il devait choisir entre le fusil et Dahlia, et il n’était pas question qu’il l’abandonne à ce point de leur fuite. Il passa la bandoulière autour de son cou, saisit la jeune femme et la colla contre lui. Elle était petite et menue, et le cœur du soldat fit un étrange bond avant de reprendre son rythme régulier.